17
Il y avait dans l’atmosphère de la pièce quelque chose de tendu. Mon père était assis à son bureau, l’inspecteur-chef Taverner adossé à la fenêtre et Mr Gaitskill installé dans le fauteuil réservé aux visiteurs, outré.
— Un tel manque de confiance ! s’écriait-il avec indignation. C’est inimaginable !
— J’en conviens, dit le « pater » d’une voix qui me parut d’une exceptionnelle douceur.
Tournant la tête vers moi, il ajouta :
— Te voilà, Charles ? Eh bien, tu as fait vite ! Il y a du nouveau.
— Quelque chose d’inimaginable ! lança Gaitskill.
Le petit homme était visiblement ulcéré. Dans son dos, Taverner sourit discrètement à mon intention.
— Je résume les faits, dit mon père. Mr Gaitskill, Charles, a reçu ce matin une communication assez surprenante. Elle émanait d’un M. Agrodopoulos, propriétaire du Delphos Restaurant. C’est un vieillard, un Grec, comme son nom l’indique, qui en sa jeunesse fut l’ami et l’obligé d’Aristide Leonidès, qu’il considérait comme son bienfaiteur et à qui il gardait une grande reconnaissance. Il semble que, de son côté, Leonidès avait en lui la plus entière confiance.
— Que Leonidès fût de nature si soupçonneuse, si secrète, je ne l’aurais jamais cru ! déclara Mr Gaitskill. Il est vrai que les années s’accumulaient sur sa tête et qu’il était, en quelque sorte, retombé en enfance…
— Ils étaient compatriotes, reprit le « pater » de la même voix douce. Voyez-vous, Gaitskill, quand on devient très vieux, c’est avec une sympathie attendrie qu’on pense à sa jeunesse et à ses compagnons d’autrefois.
L’avoué riposta d’un ton aigre :
— Il n’empêche que c’est moi qui me suis occupé des affaires de Leonidès pendant plus de quarante ans ! Pendant quarante-trois ans et six mois, pour être précis !
Taverner sourit de nouveau.
— Qu’est-il arrivé ? demandai-je.
Mr Gaitskill ouvrit la bouche pour répondre, mais mon père parla avant lui.
— Dans cette communication, M. Agrodopoulos déclare se conformer à certaines instructions, à lui données par son ami Aristide Leonidès, lequel, il y a un an environ, lui confia une enveloppe cachetée, avec mission de la faire tenir à Mr Gaitskill immédiatement après sa mort. Dans le cas où M. Agrodopoulos aurait disparu le premier, son fils, un filleul de Leonidès, devait transmettre le dépôt à Mr Gaitskill. M. Agrodopoulos s’excusait d’avoir tardé : terrassé ces temps derniers par une pneumonie, c’est seulement dans l’après-midi d’hier qu’il a appris la mort de son ami.
— Tout cela, coupa Mr Gaitskill, est contraire à tous les usages professionnels !
Le « pater » poursuivit :
— Mr Gaitskill ouvrit le pli, prit connaissance de son contenu et jugea qu’il était de son devoir…
— Étant donné les circonstances, précisa l’avoué.
— De nous communiquer les documents, lesquels consistent en un testament, dûment signé et certifié par des témoins, et en une lettre qui l’accompagne.
— Ainsi, dis-je, le testament a fini par se manifester ?
Mr Gaitskill devint cramoisi. Il protesta avec violence.
— Ce n’est pas le même testament ! Pas celui que j’ai établi, à la demande de M. Leonidès. C’est un document rédigé de sa propre main, la plus grosse imprudence que puisse commettre un homme qui n’est pas juriste de profession. À croire que M. Leonidès a tout fait pour me ridiculiser !
Taverner essaya de mettre un peu de baume sur les blessures du malheureux Gaitskill.
— N’oublions pas, monsieur Gaitskill, que M. Leonidès était chargé d’ans ! Quand on devient très vieux, on est parfois un peu dérangé… Pas fou, bien sûr ! Mais un peu excentrique.
Mr Gaitskill renifla sans répondre.
— Mr Gaitskill, reprit mon père, nous a téléphoné et informé des dispositions essentielles du testament. Je l’ai prié de passer à mon bureau, avec les deux documents, et, en même temps, Charles, je t’ai convoqué.
J’avoue que je ne voyais pas pourquoi. Cette manière de faire m’étonnait, aussi bien du « pater » que de Taverner. Ce que contenait le testament, j’aurais toujours fini par l’apprendre et, tout bien pesé, la façon dont le vieux Leonidès disposait de ses biens ne me regardait pas.
— Ce testament, demandai-je, est très différent de l’autre ?
— Énormément, dit Mr Gaitskill.
Le paternel ne me quittait pas de l’œil. Taverner, au contraire, faisait tout son possible pour ne pas me regarder. Je commençais à me sentir mal à l’aise. Je repris, tourné vers Gaitskill :
— La chose, certes, ne me concerne pas. Pourtant…
Il alla au-devant de mes vœux.
— Les dispositions testamentaires de M. Leonidès, me dit-il, n’ont rien de secret. J’ai, cependant, considéré qu’il était de mon devoir de prévenir d’abord les autorités policières, afin de leur demander leur avis sur la marche à suivre.
Après un court silence, il ajouta :
— Je crois comprendre que vous êtes… dirai-je très lié ?… avec miss Sophia Leonidès ?
— J’espère l’épouser, déclarai-je. Mais elle ne veut pas entendre parler de mariage, pour le moment.
— Ce qui s’explique fort bien.
Je n’étais pas d’accord avec Gaitskill là-dessus, mais je n’avais pas l’intention de discuter le point avec lui. Il reprit :
— Par ce testament, daté du 29 novembre de l’année dernière, M. Leonidès, après avoir légué à son épouse une somme de cent cinquante mille livres sterling, laisse la totalité de ses biens, tant réels que personnels, à sa petite-fille Sophia Katherine Leonidès.
J’en restai sans voix pendant quelques secondes. Je m’attendais à tout, excepté à ça.
— Il a tout laissé à Sophia ! dis-je enfin. C’est extraordinaire ! A-t-il expliqué les raisons de cette décision ?
Ce fut mon père qui répondit.
— Elles se trouvent clairement exposées dans la lettre qui accompagne le testament.
Prenant un document sur son bureau, il se tourna vers Mr Gaitskill.
— Vous ne voyez pas d’inconvénient, monsieur Gaitskill, à ce que Charles prenne connaissance de cette lettre ?
— Je m’en rapporte à vous, déclara le solicitor avec une certaine froideur. La lettre donne au moins une explication et peut-être, encore que j’en doute fort, justifie-t-elle l’extraordinaire conduite de M. Leonidès.
Le « pater » me tendit la lettre. L’écriture, petite et assez tourmentée, avait du caractère et de la personnalité. Elle n’était nullement celle d’un vieillard, bien que les lettres, soigneusement formées, fussent caractéristiques d’un temps révolu, celui où l’instruction n’était pas dispensée à tous et se trouvait de ce fait même plus soignée qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Je recopie le texte de la lettre.
Mon cher Gaitskill,
Cette lettre vous surprendra et peut-être la considérerez-vous comme blessante, mais j’ai mes raisons personnelles d’agir dans le secret, ainsi que je le fais aujourd’hui. Il y a longtemps que je ne crois qu’à la personnalité. Dans toute famille, je l’ai observé dès mon enfance et je ne l’ai jamais oublié, il y a toujours un caractère fortement marqué et c’est lui, généralement, qui doit pourvoir aux besoins de tous. Dans ma famille, ce caractère fort, c’était moi. Établi à Londres, j’ai assuré l’existence de ma mère et de mes vieux grands-parents, restés à Smyrne, arraché l’un de mes frères aux griffes de la loi, libéré ma sœur d’un mariage malheureux, etc. Dieu a bien voulu m’accorder un long séjour sur la terre et j’ai pu ainsi veiller, non seulement sur mes enfants, mais sur les enfants de mes enfants, et m’occuper d’eux très longtemps. Beaucoup des miens m’ont été arrachés par la mort. Les autres, je suis heureux de le dire, vivent sous mon toit. Quand je ne serai plus, cette tâche que je me suis imposée, il faut que quelqu’un la continue. Je me suis demandé si je ne devais pas diviser également ma fortune entre tous ceux que j’aime et j’en suis arrivé à cette conclusion que ce serait le meilleur moyen de donner à chacun la part qui lui revient. Les hommes ne viennent pas au monde égaux et, pour assurer entre eux cette égalité que la Nature n’a pas réalisée, il faut peser sur l’un des plateaux de la balance. Ce qui revient à dire que j’entends que quelqu’un prenne ma succession pour porter après moi le fardeau de la famille tout entière. Cette responsabilité, j’estime, après avoir longuement réfléchi, qu’elle ne saurait revenir à aucun de mes fils bien-aimés. Mon cher Roger n’a pas le sens des affaires et, si sympathique qu’il soit, il est trop impulsif pour avoir le jugement bon. Mon fils Philip manque trop de confiance en lui-même pour faire autre chose que de fuir la vie. Mon petit-fils Eustace est très jeune et je ne pense pas qu’il ait jamais le bon sens et l’équilibre indispensables. Il est indolent et très influençable. Seule, ma petite-fille Sophia me paraît avoir les qualités requises : elle est intelligente, elle a du jugement et du courage, un esprit clair et, je crois, de la grandeur d’âme. C’est à elle que je veux m’en remettre du soin d’assurer après moi le bonheur de la famille, et celui de ma chère belle-sœur, Edith de Haviland, à qui je suis extrêmement reconnaissant du dévouement qu’elle a, durant toute sa vie, témoigné aux miens.
Cela vous explique le document ci-joint. Ce qui sera plus difficile à expliquer – et particulièrement à vous, mon vieil ami – c’est le subterfuge auquel j’ai recouru. Il m’a semblé qu’il serait sage de laisser chacun dans l’ignorance de la façon dont je compte disposer de mes biens et je n’ai pas l’intention de laisser savoir dès à présent que Sophia sera mon héritière. Mes deux fils ayant déjà, l’un et l’autre, une fortune considérable (qu’ils tiennent de moi), je n’ai pas le sentiment qu’ils se sentiront lésés.
Pour épargner à tous spéculations et hypothèses, je vous ai prié de me rédiger un testament, que j’ai lu à toute la famille assemblée. Je l’ai posé sur mon bureau, j’ai placé dessus une feuille de papier buvard et fait appeler deux domestiques. Avant leur arrivée, j’ai fait légèrement glisser la feuille de papier buvard, pour ne laisser visible que le bas du document. Après l’avoir moi-même signé, je les ai priés d’apposer dessus leur signature. J’ai à peine besoin d’ajouter que ces trois signatures figurent non pas sur le document que vous aviez rédigé et dont j’avais donné lecture, mais sur celui que vous trouverez sous ce pli.
Je ne saurais espérer que vous approuverez les raisons qui m’ont déterminé à exécuter ce tour de passe-passe. Je vous demanderai simplement de ne pas m’en vouloir de ne pas vous avoir mis au courant. Un très vieil homme aime garder pour lui ses petits secrets.
Je vous remercie encore, mon cher ami, du zèle dont vous avez toujours témoigné dans le soin de mes affaires. Dites à Sophia que je l’aime bien et demandez-lui de veiller sur la famille et de la bien protéger !
Très sincèrement vôtre,
Aristide Leonidès.
— Extraordinaire ! dis-je, connaissance prise de ce très curieux document.
Mr Gaitskill se leva.
— C’est bien mon avis ! Mon vieil ami aurait pu, je le répète, faire confiance à ma discrétion.
— Sans aucun doute, déclara le « pater ». Seulement, il était d’un naturel compliqué. Il aimait, si j’ose dire, faire les choses justement comme elles ne devaient pas être faites.
L’inspecteur Taverner approuva du chef, mais tout cela ne consolait pas Gaitskill, gravement touché dans son orgueil professionnel. Il se retira, l’air fort triste.
— Pour lui, dit Taverner, le coup est dur. « Gaitskill, Callum and Gaitskill », c’est la vieille maison, sérieuse et respectable ! Avec elle, pas de combines douteuses ! Quand le vieux Leonidès traitait une opération suspecte, il s’adressait ailleurs, à l’une quelconque des cinq ou six firmes de solicitors qui travaillaient pour lui. C’était un vieux renard ! Et rusé !
— Il ne l’a jamais été plus, fit remarquer mon père, qu’à l’occasion de ce testament.
— Exact, répondit Taverner. Nous ne nous sommes pas montrés malins. Quand on y réfléchit, la seule personne qui pouvait avoir opéré une substitution, c’était Leonidès lui-même. Seulement, pouvions-nous imaginer ça ?
Je me souvins du sourire condescendant de Joséphine, lorsqu’elle m’avait dit que les policiers n’étaient pas malins. Mais Joséphine n’assistait pas à la lecture du testament et, eût-elle écouté à la porte – ce que j’étais tout disposé à croire – il lui eût été impossible de deviner le manège de son grand-père. Alors, pourquoi ses airs supérieurs ? Que savait-elle qui pouvait lui permettre d’affirmer que les policiers étaient des imbéciles ? Ou bien se contentait-elle de bluffer pour se donner de l’importance ?
Frappé par le silence de la pièce, je levai la tête brusquement. Mon père et Taverner me regardaient, l’un et l’autre. Je ne sais ce qui dans leur attitude me contraignit à leur déclarer, d’un air de défi, que Sophia n’avait été tenue au courant de rien.
— De rien du tout !
— Non ? dit le « pater ».
Approuvait-il ? Interrogeait-il ? Je n’aurais su le dire. Je poursuivis.
— Elle sera absolument stupéfaite !
— Ah ?
— Abasourdie !
Il y eut un silence. Puis, la sonnerie du téléphone se déclencha et mon père décrocha le récepteur.
— Oui ?
Il écouta un instant et dit :
— Passez-la-moi !
Il me regarda et me tendit l’appareil.
— C’est ta jeune amie. Elle désire te parler. C’est urgent !
Je portai l’écouteur à mon oreille.
— Sophia ?
— C’est vous, Charles ?… Je vous téléphone au sujet de Joséphine.
La voix de Sophia s’était comme brisée.
— Que lui est-il arrivé ?
— Elle a reçu un coup sur la tête. Elle est… elle est très mal… Peut-être ne s’en relèvera-t-elle pas !
Je me tournai vers mon père.
— Joséphine a été assommée.
Le « pater » prit le récepteur, tout en me disant d’un ton chagrin :
— Je t’avais dit de garder un œil sur cette petite…